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lundi 16 janvier 2012

Et quand un lieu nous évoque quelque chose...

Extrait

"La forme d'une ville"
Julien Gracq



"Peu d'itinéraire de promenades nous paraissent rétrospectivement chargés d'un pouvoir de transfiguration aussi assuré que le trajet suivi par Breton, de son propre aveu, bien des fois, en 1915-1916, entre le lycée de jeunes filles_alors hôpital militaire_ de la rue du Bocage, et le parc de Procé. " À travers les rues de Nantes, Rimbaud me possède entièrement: ce qu'il a vu, tout à fait ailleurs, interfère avec ce que je vois et va même jusqu'à s'y substituer; à son propos, je ne suis plus jamais repassé par cette sorte d'"état second" depuis lors. L'assez long chemin qui me mène chaque après-midi, seul et à pied, de l'hôpital de la rue Bocage au beau parc de Procé, m'ouvre toutes sortes d'échappées sur les sites même des Illuminations: ici, la maison du général dans Enfance, là "ce pont de bois arqué", plus loin certains mouvements très insolites que Rimbaud a décrits: tout cela s'engouffrait dans une certaine boucle du petit cours d'eau bordant le parc qui ne faisait qu'un avec la "rivière de cassis". Je ne peux donner une idée plus raisonnable de ces choses." Ce qui me frape dans ce passage, qui par endroits va loin en moi, ce n'est pas tellement le salut superbebement adressé au pouvoir de matérialisation imaginative propre à Rimbaud, c'est tout autant _ ranimée, vérifier  à travers une expérience vécue en d'autres années et d'autres circonstances _ l'aptitude particulière d'une ville à fournir indéfiniment, souplement, à l'imagination sollicitée par la poésie, des repères, des modèles et des chemins, à donner sur les visions les plus insolites presque naturellement, et sans à être contrainte d'une autre manière."




Référence:   


  
 Les Illuminations, Enfance II

Arthur Rimbaud


     C'est elle, la petite morte, derrière les rosiers. — La jeune maman trépassée descend le perron. — La calèche du cousin crie sur le sable. — Le petit frère — (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d'œillets. — Les vieux qu'on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées.
     L'essaim des feuilles d'or entoure la maison du général. Ils sont dans le midi. — On suit la route rouge pour arriver à l'auberge vide. Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. — Le curé aura emporté la clef de l'église. — Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que les cimes bruissantes. D'ailleurs il n'y a rien à voir là-dedans.
     Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes. L'écluse est levée. Ô les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules.
     Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d'une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s'amassaient sur la haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes.



La Rivière de Cassis



La rivière de Cassis roule ignorée
En des vaux étranges :
La voix de cent corbeaux l'accompagne, vraie
Et bonne voix d'anges :
Avec les grands mouvements des sapinaies
Quand plusieurs vents plongent.
Tout roule avec des mystères révoltants
De campagnes d'anciens temps ;
De donjons visités, de parcs importants :
C'est en ces bords qu'on entend
Les passions mortes des chevaliers errants :
Mais que salubre est le vent !
Que le piéton regarde à ces claire-voies :
Il ira plus courageux.
Soldats des forêts que le Seigneur envoie,
Chers corbeaux délicieux !
Faites fuir d'ici le paysan matois,
Qui trinque d'un moignon vieux.
Mai 1872.

 

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